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Maxime Gorki

Extrait de la nouvelle : Chez un ascète

 

Dix huit marches menaient à ce caveau emplit de silence et d'une humidité sépulcrale. Pas moins de soixante-dix ans reposaient sur les maigres épaules de ce vieil ascète, et ses os avaient sans doute absorbé beaucoup de rhumatismes entre ces pierres où il s'était enterré vivant.

Mais malgré cette atmosphère sombre, dont chaque détail symbolisait la mort et un complet retranchement du monde et de la vie, les yeux du vieillard brillaient d'une vitalité et d'une assurance que les miens ne connaissaient pas, pas plus que ceux de la plupart des hommes qui vivent dans le monde et sur la terre. Il y avait en eux une grande tranquillité, un feu qui rayonnait d'une lumière égale, beaucoup de force qui me subjuguait [...]

Qu'est-ce qui soutient la vie dans ce corps à moitié consumé, et de quoi se nourrit le feu qui brille dans ces yeux, dans ces yeux privés toute l'année durant de la lumière du Soleil, car comme me le dirent les moines, il ne sortait qu'une fois par an de sous la terre, pour le dimanche de la Résurrection du Christ ! [...]

Cependant, il parlait de sa voix chevrotante, avec des pauses dues à sa faiblesse physique ; mais plus il parlait, plus son visage s'animait et plus ses yeux brillaient avec éclat. La tête baissée, je l'écoutais humblement et tâchais d'étouffer en moi mes pensées, de me concentrer sur le sens de ses paroles, car je sentais qu'après avoir allumé un feu dans l'âme de l'ascète et l'avoir forcé à vivre pour moi, il n'aurait pas été honnête de ne pas vouloir entendre son discours. Il commença par dire qu'apparemment mon âme souffrait, si à mon âge encore jeune, j'étais parti pérégriner de monastère en monastère à la recherche d'entretiens avec des personnes comme lui ; sa voix avait une intonation édifiante, mais humble et pleine de gravité.  Je ne peux pas, bien sûr, rapporter exactement ses paroles (il me parlait en tenant sa main froide et décharnée sur ma tête), mais leur sens général s'est bien imprimé dans ma mémoire. [...]

-         Mon fils ! me disait l'ascète, ne te décourage pas, car tout est passager, et comme le jour suit toujours la nuit, la noire angoisse de l'âme est suivie du calme, et les espoirs renaissent ...

-         Ne perds pas courage, encore, car tu es un être humain, et tu renfermes en toi une part de Dieu ; n'oublie pas cela, et dans ton âme vivra toujours la fierté de ta primauté sur terre, et cette fierté ne laisse pas de place au désespoir ; alors, tu ne seras pas l'esclave de la vie, mais son maître.

-         Apprends à distinguer le temporaire de l'éternel ; car tout ce qui est soumis au temps est fragile et est voué à la destruction et à la mort ; mais ton âme est éternelle, garde ton âme de la corruption, prends soin de sa flamme et écoute sa voix.

-         Proportionne la force de ton esprit à la solidité des mystères de la vie et à la délicatesse de ton âme ; ne te laisse pas blesser par les doutes sur ta parenté avec le Seigneur, créateur de toutes choses, et de toi aussi, à la fois partie du monde et du monde entier. Car l'image de l'univers dépend de la pureté de ton esprit et de ton sentiment ; car la connaissance que tu as de tout le vivant s'effectue par ton intermédiaire.

-         Tiens ton cœur dans la pureté, mais si tu l'as sali, ne te décourage pas, souviens-toi de qui tu es, et tu te purifieras. Il y a toujours en toi une étincelle du grand feu allumé dans les âmes des hommes par la main du Seigneur : ne l'éteins pas en doutant de toi et de ta force à créer la vie.

-         Crois en la grande mission de l'homme : être crée par Dieu pour régner sur la terre, pour glorifier son nom par des exploits à sa gloire ; crois, et ton cœur s'enflammera du désir de vivre, ton esprit se ranimera, la soif de l'exploit embrasera ta poitrine. Et tu seras sans égal sur terre, car les saints exploits au service de la terre glorifient la puissance de Dieu et font de l'homme le seigneur de la vie.

-         Mais si le désespoir envahit ton cœur, ne pers pas courage, mon fils, mais lutte contre lui et éduque en toi le courage ; ne crains pas le désespoir et ne parle pas de la tristesse de ton coeur avec des lamentations de douleur : réjouis-toi de sa souffrance car elle conduira à la félicité de la foi.

-         Et même si tu te méprisais pour la faiblesse de ton âme, ne perds pas courage ! Ton mépris pour toi-même est un cadeau pour les autres, qui viendront t'aider en voyant que tu ne leur caches pas que tu es pire qu'eux.

-         Si bas qu'il soit tombé, l'homme désire toujours être meilleur que les autres, même si les chemins qu'il emprunte pour cela sont faux. Apprécie son désir ! Ne te laisse pas abattre : si tu as la vie, tu as le temps de t'en rendre maître. Tiens en estime tes désirs, ils sont le gage de ton succès, et plus il y en a, plus ta vie est variée, plus tu es précieux pour le tourbillon de la vie.

-         Souviens-toi  :  si Dieu est vivant, ton âme est vivante !

 

D'après Maxime Gorki : « Veilleur de nuit et autres récits autobiographiques », Mercure de France

 

Extrait de la nouvelle : En prison

De la mémoire du jeune homme montaient sans cesse, en rangs serrés, sévères et réguliers, des paroles fermes, mâles, froides comme un morceau de glace, qui s'arrangeaient en pensées fortes et complètes:


- oui ! La vie ne sera ni juste, ni belle, tant que les maîtres seront pervertis par leur puissance, et les esclaves par l'asservissement... , Non ! La vie sera pleine d'effroi et de cruauté jusqu'au moment ou les hommes comprendront qu'il est également mauvais et honteux d'être esclave ou maître...
Le froid de l'aurore enveloppa le corps de l'étudiant d'une étreinte glacée. Clignant des yeux rougis par l'insomnie, Micha regardait les arabesques de la gelée et examinait parfois le mur avec un sentiment mauvais, qu'il aurait souhaité ne pas voir en lui, mais qu'involontairement il constatait.

Depuis quelques jours, le mur remplissait son âme d'un nombre inépuisable de coups fermes, rapides, nerveux, et maintenant, les transformant en pensées, il sentait son coeur se couvrir d'un dessin aussi froid que celui du gel sur les fenêtres.

Mais, en même temps, dans les recoins les plus profonds de son âme, une pensée ardente, réchauffante, s'allumait: - Tout cela est arbitraire et injuste... peut-on partager les hommes en deux camps seulement?... Et moi, par exemple? En réalité, je ne suis ni maître ni esclave...

Après avoir traversé les ténèbres de son âme comme un feu follet, cette petite réflexion rusée céda aussitôt la place aux nobles pensées qui mettaient devant le jeune homme la nécessite absolue du travail, d'un grand travail, si long, si difficile, qu'il fallait un courage inébranlable, une constance héroïque pour se résigner au simple rôle d'ouvrier, qui épure la vie par le feu de son esprit et de son coeur, et la débarrasse du monceau des antiques et monstrueux préjuges, du prestige de l'autorité et des conventions de la routine.


- En serai-je capable? se demanda Micha en frémissant intérieurement.

Et il comprit aussitôt, a sa honte, que par une sorte de frayeur instinctive, il ne s'était pas pose la question comme il aurait du le faire. Alors il se demanda avec plus de justesse:

 

- Est-ce que je veux cela?...

Un jour d'hiver, froid et maussade se levait. La prison se réveillait; dans le corridor, les verrous grinçaient bruyamment; les gonds rouilles des portes gémissaient, tandis que retentissaient les rudes appels des geôliers. On entendait des voix de prisonniers, tantôt timides et sourdes, tantôt audacieuses et irritées. (...)

Perche sur le mur, un corbeau suivait curieusement de son oeil noir et rond les allées et venues de la sentinelle qui longeait la cour, frappant fortement du pied la terre gelée.

Appuyé sur le fenêtre, Micha cherchait une réponse dans son âme.

Extraits de l'essai : Une Confession 

Longtemps, le peuple a porté sur ses épaules des individus auxquels il donnait sans compter son labeur et sa liberté; il les élevait au dessus de lui et attendait humblement qu'ils aperçoivent de leurs hauteurs terrestres les chemins de la justice. Mais ces élus du peuple, parvenus au sommet du possible, étaient enivrés et corrompus par leur pouvoir et restaient sur leurs hauteurs en oubliant qui les y avaient élevés: ils devenaient un pénible fardeau pour la terre, au lieu de la soulager joyeusement. En voyant que les enfants qu'il avait nourris de son sang étaient devenus ses ennemis, le peuple perdait foi en eux, c'est à dire qu'il ne leur accordait plus sa volonté, laissant ces seigneurs livrés à eux mêmes: la grandeur et la puissance de leurs royaumes tombaient alors en ruine et eux-mêmes chutaient. Le peuple comprit que la loi de la vie ne consiste pas à placer un des membres de la famille sur un piédestal et à vivre selon son entendement en le nourrissant de sa volonté.; la vraie loi veut que tous s'élèvent et voient de leurs propres yeux les chemins de la vie: le jour où le peuple prit conscience de la nécessaire égalité des hommes fut en fait le jour de la naissance du Christ!

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Assis j'écoute croître en moi et brûler d'une seule flamme tout ce que j'ai vu et appris; et je reflète cette lumière sur le monde, où tout est embrasé d'une grande gravité, revêt une forme merveilleuse, donne des ailes à mon esprit prêt à engloutir le monde comme celui-ci m'a englouti.
 
Les mots me manquent pour transmettre l'extase de cette nuit, où, seul dans l'obscurité, j'embrassai la terre entière de mon amour, je me dressai au sommet de ce que j'avais vécu, et où je vis le monde semblable à un torrent de feu de forces vivantes, roulant impétueusement pour se fondre en une force unique, dont le but m'était inaccessible.
 
Mais je compris avec joie que l'inaccessibilité du but était source de croissance infinie de mon esprit et des grandioses beautés de la terre, et que dans cette infinité, il y avait une multitude de ravissement de l'âme humaine vivante.
 
Au matin, le soleil lui même m'apparut avec un nouveau visage: je voyais ses rayons faire fondre les ténèbres avec une précaution affectueuse, les consumer et dénuder la terre des voiles de la nuit. La voilà qui se lève devant moi dans sa parure d'automne, fleurie et luxuriante - champ d'émeraude des grands jeux des hommes et du combat pour la liberté des jeux, lieu sacré de la procession de la fête de la beauté et de la vérité.
 
Je la voyais, ma mère*, dans l'espace interstellaire, regarder fièrement par les yeus de ses océans dans les lointains et dans les profondeurs; je la voyais comme une coupe pleine de sang humain vermeil, bouillonant inlassablement et je voyais le peuple tout puissant et immortel.
 
Et sur ce, je m'en retourne là où les hommes libèrent les âmes de leurs prochains de la captivité des ténèbres et des superstitions, là où ils rassembblent le peuple en une seule force, éclairent sa face secrète, l'aident à prendre conscience de la puissance de sa volonté, et leur montrent la seule voie certaine qui mène à l'union générale en vue du grand oeuvre - de la construction universelle de Dieu!

* la Mère Terre

Gorki parle de Tolstoï 

(extrait de l'essai

Trois Russes)

Sur leurs premières rencontres : 

« J'ai à ses yeux un intérêt d'ordre ethnographique.

Je suis le représentant d'une espèce d'homme mal

connue, rien de plus »« Il est parfois outrecuidant et intolérant comme un sectaire de la Volga. C'est affreux chez lui qui est la cloche sonore de ce monde. Hier il m'a dit :

-          Je suis plus paysan que vous et je sens mieux à la manière paysanne que vous.

Oh Seigneur ! Il ne devrait pas s'en vanter. Il ne devrait pas ! »

(NDLR : Gorki, ici moqueur, connaissait très bien le monde paysan russe qu'il avait croisé lors de sa vie de vagabond alors qu'il était enfant. Il avait une piètre opinion de la paysannerie - lire son essai : le paysan russe)

« En me reconduisant, il m'embrassa et me dit :

-       Vous êtes un vrai moujik ! Vous aurez du mal dans le milieu des écrivains, mais n'ayez peur de rien ; parlez toujours comme vous sentez ; même si cela doit paraître grossier, ça ne fait rien, les gens intelligents comprendront.

Cette première rencontre me laissa une impression ambiguë : j'étais heureux et fier d'avoir vu Tolstoï, mais en même temps notre entrevue me rappelait un peu un examen, et puis il me semblai avoir vu non pas l'auteur des Cosaques, de Kholstomer, de Guerre et Paix mais un grand seigneur qui, par condescendance pour moi, s'était cru obligé de me parler « en style populaire », dans le langage des rues et ceci renversait l'image que je m'étais faite de lui, à laquelle je m'étais habitué et qui m'étais chère. »

« Tolstoï s'était souvent et longuement entretenu avec moi, pendant mon séjour à Gaspra ; j'allais souvent le voir et lui aussi venait volontiers me rendre visite. J'ai lu ses livres attentivement et avec amour ; il me semble donc que j'ai le droit de dire de lui ce que je pense si même cela devait paraître téméraire et s'éloigner beaucoup de l'opinion commune. Je sais aussi bien que personne qu'il n'existe pas d'homme plus digne que lui du nom de génie, plus complet, plus contradictoire et plus beau, oui, oui, en tout. Beau on ne sait dans quel sens particulier, large, impossible à saisir avec des mots ; il y a en lui quelque chose qui me donne toujours envie de crier à tous et à chacun : 

« Regardez quel homme étonnant vit sur cette terre ! » Car il est, pour ainsi dire, totalement et avant tout un homme : l'homme de l'humanité.

Mais ce qui m'a toujours éloigné de lui, c'est sa tendance obstinée, despotique, à vouloir transformer l'existence du comte Léon Nicolaevitch Tolstoï en « Vie de notre Saint Père le Bienheureux boyard Léon ».

Sur la foi, sur Dieu :

« La pensée qui visiblement, plus souvent que toutes les autres, ronge son coeur, c'est la pensée de Dieu. Il semble parfois que ce ne soit pas même une pensée, mais une résistance opiniâtre à quelque chose qu'il sent être au dessus de lui. »

 « J'observais très attentivement Tolstoï parce que je cherchais, je cherche encore et je chercherai jusqu'à ma mort un homme d'une foi réelle, vivante »

Gorki raconte leur échange sur Dieu :

« Inopinément, il me demanda comme s'il m'assénait un coup :

-          Pourquoi ne croyez-vous pas en Dieu ?

-          Je n'ai pas la foi, Léon Nicolaevitch !

-          Ce n'est pas vrai. Par nature, vous êtes croyant et vous ne pouvez pas rester sans Dieu. Vous le sentirez bientôt. Si vous ne croyez pas, c'est par obstination, par rancune : le monde n'a pas été créé tel que vous le voudriez. (...) Vous parlez de la beauté ? Mais qu'est ce que la beauté ? Dieu est ce qu'il y a de plus sublime, de plus parfait.

Auparavant, il n'avait presque jamais parlé avec moi sur ce sujet et son importance, son inattendu me laissèrent comme écrasé, renversé. Je me taisais. Lui, assis sur un divan, les jambes repliées, sous lui, lâcha dans sa barbe un petit sourire triomphant et dit, en me menaçant du doigt :

-          Vous n'en serez pas quitte par le silence, non !

Et moi qui ne croit pas en Dieu, je le regarde, je ne sais pourquoi, très prudemment et un peu craintivement ; je le regarde et je pense :

-          Cet homme est à l'image de Dieu ! »

 

« Dans son journal qu'il m'a donné à lire, cet étrange aphorisme m'a frappé : « Dieu est mon désir » En lui rendant aujourd'hui le carnet, je lui ai demandé ce que cela voulait dire.

C'est une pensée inachevée, a-t-il dit, en regardant la page, les yeux mi-clos. Je voulais sans doute dire : Dieu est mon désir de le connaître ; ... Non, ce n'est pas cela non plus »

 

Tolstoi, le patriarche

« Aujourd'hui, dans le parc, en s'entretenant avec le mullah de Gaspra  (NDLR , nous sommes en Crimée, largement peuplée de tartares de religion musulmane) il se tenait comme un paysan naïf et confiant pour qui l'heure est venue de penser à la fin de ses jours. Petit de taille, il semblait faire exprès de se ratatiner encore davantage et, à côté du robuste et solide Tartare, il avait l'air d'un vieux bonhomme qui réfléchit pour la première fois au sens de la vie et s'effraye des questions qui naissent dans son âme. Il haussait d'un air surpris ses sourcils embroussaillés et clignant craintivement ses petits yeux aigus, il en éteignait l'insoutenable et pénétrant éclat. Son regard perspicace s'attaquait au large visage du mullah et ses prunelles avaient perdu cette acuité qui déconcertait les gens. Il posait au mullah des questions  « enfantines » sur le sens de la vie, sur l'âme et sur Dieu, substituant avec une extraordinaire habileté aux versets du Coran les versets de l'Evangile et de la Bible. Au fond, il jouait, avec cet art surprenant dont seul un grand artiste et un grand sage est capable. »

« Il a des mains étonnantes : elles sont laides, nouées de veines gonflées, et pourtant toutes pleines d'expression et de force créatrice. Léonard de  Vinci devait avoir des mains comme celles-là. Avec des mains pareilles, on peut tout faire. Parfois en parlant, il remue les doigts, les réunit peu à peu en un poing serré, puis brusquement ouvre de nouveau la main, tout en prononçant quelque belle parole lourde de sens. Il ressemble à un dieu, non pas à Sabaoth ou à un Olympien, mais à un dieu russe « assis sur un trône d'érable sous un tilleul doré » sans grande majesté, mais peut-être plus subtil que tous les autres dieux. »

« Il faut l'avoir vu parler pour comprendre la singulière, l'indéfinissable beauté de son langage, incorrecte en apparence, abondant en répétitions des mêmes mots, imprégné de rusticité. La puissance de ses paroles ne venait pas seulement de l'intonation, du frémissement de son visage, mais aussi du jeu et de l'éclat de ses yeux, les plus éloquents que j'aies jamais vus. En deux yeux, Léon Nicolaevitch en avait mille.

Souler, Tchékhov, Serge Lvovitch (NDLR écrivains russes) et une autre personne étaient assis un jour dans le parc et parlaient des femmes ; il les écouta longtemps en silence, puis dit soudain :

-          Et moi, je dirai la vérité sur les femmes quand j'aurai un pied dans la tombe. Je la dirai et je sauterai dans mon cercueil, j'en rabattrai le couvercle et me rattrapera qui pourra ! » 

Le dernier hommage à Tolstoï 

 

« Léon Tolstoï est mort. Une dépêche est arrivée, où l'on dit, avec les mots les plus ordinaires : Décédé ...

Cela m'a donné un coup au coeur ; j'ai hurlé d'irritation et de détresse et maintenant, dans un état voisin de la démence, je me le représente tel que je l'ai connu, tel que je l'ai vu ; le besoin de parler de lui me torture. Je me le représente tel que je l'ai vu. Le besoin de parler de lui me torture. Je me le représente dans son cercueil. Il y gît pareil à une pierre lisse dans le lit d'un ruisseau et sûrement, dans sa barbe grise, se cache silencieusement son petit sourire étranger et trompeur . Et ses mains reposent enfin en paix : elles ont achevé leur tâche de forçat. Je me rappelle ses yeux aigus ; ils voyaient tout, jusqu'au fond ; et les mouvements de ses doigts qui paraissaient perpétuellement modeler quelque chose dans l'air, ses entretiens, ses plaisanteries, les mots de paysan qu'il affectionnait et sa voix indéfinissable. Et je vois tout ce que dans la vie, a embrassé cet homme, combien il fut inhumainement intelligent et effrayant.

Je l'ai vu un jour, comme peut-être personne ne l'a jamais vu. Je me rendais chez lui à Gaspra par la plage, lorsque sous la propriété des Youssoupov , tout au bord de la mer, parmi les rochers, j'aperçus sa petite silhouette anguleuse , vêtue d'une défroque grise et fripée, coiffé d'un chapeau tout bosselé. Il étais assis, la mâchoire appuyée sur les mains - entre ses doigts s'agitaient les poils d'argent de sa barbe -  et il regardait au loin la mer tandis que de petites vagues verdâtres roulaient obéissantes à ses pieds, les caressaient, comme si elles parlaient d'elles au vieux sorcier.

La journée était indécise. Les ombres des nuages rampaient sur les pierres et, en même temps que les pierres, le vieillard s'éclairait et s'assombrissait tour à tour.

C'étaient des rochers énormes, tout crevassés et recouverts d'algues odorantes : il y avait au la veille une forte marée.

Il me fit, lui aussi, l'effet d'un vieux rocher qui se serait animé, qui connaîtrait tous les commencements et tous les buts, qui songerait à ce que sera la fin des pierres et des plantes, celles des eaux de la mer et de l'homme et de l'univers entier,  depuis le roc jusqu'au soleil. La mer est une partie de son âme et tout ce qui l'entoure tient de lui, vient de lui.

Dans l'immobilité méditative du vieillard, je crus quelque chose de fatidique, de magique, à la fois enfoncé dans les ténèbres et scrutant de sa cime le vide bleu au dessus de la terre, comme si c'était lui qui, par sa volonté concentrée, attirait et repoussait les vagues, gouvernait le mouvement des nuages et les ombres qui semblait remuer, éveiller les pierres. Et soudain, pendant une minute de folie, je sentis que c'était possible ! Il allait se lever, agiter le bras et la mer se figerait, deviendrait de verre, tandis que les pierres se mettraient à bouger et à crier, et tout, autour de lui, s'animerait bruirait, parlerait avec des voix différentes, de soi, de lui, contre lui. Il est impossible d'exprimer par des mots ce que je sentis à ce moment. Mon âme était à la fois extasiée et effrayée, mais ensuite se confondit dans cette pensée heureuse : « Je ne suis pas un orphelin sur la terre tant que cet homme existe » (NDLR Gorki était orphelin de père à 3 ans et de mère à 11 ans. Son enfance qu'il a décrite dans son essai autobiographique, fut douloureuse à plus d'un titre)

Alors, je me retirai, ayant soin de ne pas faire crier les galets sous mes pieds pour ne pas troubler ses réflexions.

Et maintenant, je me sens orphelin, j'écris et je pleure. Jamais dans ma vie, il ne m'était arrivé de pleurer si inconsolablement, si désespérément, si amèrement. Je ne sais pas si je l'aimais, et d'ailleurs qu'importe que j'aie eu pour lui de l'amour ou de la haine ? Toujours, il suscitait dans mon âme des sensations et des émotions immenses, fantastiques ; même les impressions pénibles et hostiles prenaient des formes qui n'opprimaient pas l'âme, mais en la faisant comme exploser, la dilataient, la rendaient plus sensible et plus vaste."

Gorki parle de Lénine

« Je le crus d'abord mauvais orateur, mais un instant après qu'il eut pris la parole, j'étais « absorbé » comme tout le monde par son discours. Pour la première fois j'entendais parler aussi simplement des questions politiques les plus complexes.  Celui-là ne cherchait pas de belles phrases, mais servait chaque mot comme sur la paume de la main, mettant à nu son sens précis avec une facilité étonnante. Il est difficile d'exprimer l'impression extraordinaire qu'il produisait. »

« Jamais je n'ai rencontré personne qui sût rire d'un rire aussi contagieux que Vladimir Ilitch. Il était étrange de voir ce sévère réaliste, qui comprenait si bien, qui sentait si profondément ce qu'ont, d'inévitable, les grandes tragédies sociales, de voir cet homme irréconciliable, inébranlable dans sa haine du monde capitaliste, rire comme un enfant, jusqu'aux larmes, jusqu'aux sanglots. Pour rire ainsi, il fallait posséder une forte santé morale ! »

« Je ne puis imaginer personne qui, à la place de Lénine, à tel point supérieur aux autres, eût pu se préserver de la tentation de l'ambition, eût pu conserver son intérêt vivant pour les « petites gens ». Il possédait une sorte de magnétisme qui lui attirait les coeurs et les sympathies des hommes du travail. »

« Ce que j'apprécie par-dessus tout en Lénine, c'est justement son hostilité irréconciliable, inextinguible à l'égard du malheur, sa foi ardente en cette idée que le malheur n'est pas fondamentalement insurmontable de l'existence, mais une abomination que les hommes peuvent et doivent  rejeter loin d'eux. Je définirais ce trait foncier de son caractère comme l'optimisme militant d'un matérialiste. C'est ce trait qui m'attirait le plus vers cet homme - Homme avec une majuscule. V.I. Lénine. »

« En 1917-18, mes relations avec Lénine étaient loin d'être telles que je l'aurais souhaité, mais elle ne pouvait être autre. C'était un homme politique. Il possédait à la perfection le coup d'oeil précis, rectiligne, indispensable à l'homme de barre d'un navire aussi énorme, aussi lourd que notre Russie paysanne de plomb.

Or j'éprouve un dégoût organique pour la politique, je me méfie de la raison des masses en général ...»

« J'ai eu souvent l'occasion de parler avec Lénine de la cruauté de la tactique et des moeurs révolutionnaires.

-          Que voulez-vous d'autre ? rétorquait-il, étonné et irrité. L'humanité est-elle possible dans cette bagarre d'une férocité sans précédent ? Où y a-t-il place pour la sensibilité et la magnanimité ? L'Europe nous a mis en état de blocus, nous sommes privés de l'aide du prolétariat européen sur laquelle nous comptions ; de toute part, comme un ours, la contre révolution nous assaille, et nous, nous n'aurions pas le droit et le devoir de lutter, de résister ?  Pardon, nous ne sommes pas des innocents. Nous savons : ce que nous voulons, personne ne peut le faire sauf nous.

Et moi, je répliquais que les camarades, les ouvriers traitaient fréquemment  à la légère, d'une façon par trop simpliste, la liberté et la vie des personnes précieuses et que, à mon avis, la cruauté inutile et parfois absurde compromettait l'oeuvre noble et difficile de la révolution. »

En 1933, à l'aube de sa vie, dépassant les différences et réalisant la synthèse, Gorki écrit :

« Il s'est avéré que le « théoricien » Lénine connaissait infiniment mieux que moi la réalité russe ... Il me semble que la divergence entre nous est non seulement dans l'envergure de la conception et la justesse inébranlable de la théorie, mais aussi dans quelque chose qui pourrait être l'altitude du point d'observation. Celle-ci n'est possible qu'avec un don rare : savoir considérer le présent à partir de l'avenir. »

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